Tokyo, un dimanche d’hiver, tard dans l’après-midi. Deux amis, la quarantaine, se retrouvent dans l’intimité obscure d’un café, pour célébrer un rite : la dégustation cérémonieuse d’une vieille bouteille de Romanée-Conti (1935). La vie, l’amitié, les femmes, le vin bien sûr, ils remontent le fil de leurs souvenirs… Un texte élégant et savoureux, par un des plus grands écrivains japonais contemporains (1930-1989, romancier, nouvelliste, essayiste, critique littéraire, reporter…).
Extraits
« Une extrême tension apparut sur le visage du serveur. La main s’empara de la bouteille avec fermeté mais en préservant avec le panier un interstice de l’épaisseur d’une feuille de papier. Le goulot se glissa auprès du verre avec la prudence du chat. La bouteille n’allait-elle pas être agitée, le vin troublé, la lie soulevée – pendant tout le temps où le vin était versé, le romancier retint son souffle. Le serveur remplit les deux verres avec douceur, lenteur, en plusieurs fois, et à l’instant où il eût terminé, on l’entendit pousser un petit soupir. C’était fini. La première partie de la cérémonie s’était déroulée sans encombres, le dernière goutte avait été rentrée dans la bouteille sans couler, la lie ne s’était pas non plus échappée. Par-delà les deux verres remplis d’Histoire, les deux hommes échangèrent un regard éperdu avant de se sourire. […] Il y avait là, une nouvelle fois, un fruit ayant accompli sa métamorphose. »
« Une, deux gorgées pour les savourer. Un vin merveilleux. Mûr à point. Un grain d’une grande finesse, une texture bien lisse, qui se déposait sur les lèvres ou la langue avec la légèreté du duvet. On pouvait le rouler, le casser, le briser, jamais il ne s’écroulait. Et quand, finalement, en le faisant glisser vers la gorge, on essayait de percevoir ce que la goutte dévoile au moment de dévaler le ravin, on ne rencontrait qu’une aisance exempte du moindre trouble. Malgré cette jeunesse, cette rondeur, cette vivacité, il y avait une sensuelle opulence. Une plénitude, mais accompagnée de pureté et de fraîcheur. Comme si derrière un sourire empreint de réserve s’échappaient des éclats d’exubérance. Et de certaines résonances, on ne prenait conscience qu’après disparition du breuvage dans la gorge. »