Les “petits oiseaux” à la babylonienne, une recette de cuisine qui date d’environ 1700 avant Jésus Christ !

Source : L’Histoire “Spécial”, La cuisine et la table, 5000 ans de Gastronomie, N° 85 de 1986

Un article de Jean Bottéro


Que l’on ne croit pas que j’ai écrit cet article. Je reproduis ici un écrit fantastique qui montre à quel point le raffinement gastronomique ne date pas d’hier !

 

« Depuis l’article sur “La plus vieille cuisine du monde” (cf. L’Histoire n ° 49, p. 72), j’ai achevé le travail de déchiffrement, d’analyse et d’étude des trois tablettes culinaires de Yale (env. 1700 av. J.-C.), dont je prépare actuellement l’édition. De la plus grande (près de 250 lignes en son état d’origine), j’ai donc pu, notamment, lire et comprendre mieux – à quelques lacunes près, dues au mauvais état de la tablette, mais qui ne brisent pas la séquence et la “logique” des prescriptions – le texte de la première des sept longues recettes que nous lègue ce curieux document : je l’avais imparfaitement rapportée dans l’article précité (p. 79), mais nous en tenons aujourd’hui la suite presque entière et beaucoup mieux intelligible.

L’envie de donner aux lecteurs, dans le contexte du présent numéro, une idée de ce que les antiques Babyloniens pouvaient se voir servir “à table”, quand ils en avaient les moyens, à l’occasion de leurs festins, dès le haut IIe millénaire avant notre ère, sinon plus tôt, m’incite à transcrire ici intégralement, de cette remarquable recette, une traduction suivie, légèrement entrelardée de petits commentaires ou de compléments explicatifs, mis entre parenthèses, passages ou mots perdus dans les cassures se trouvant enclos de crochets droits.

Un “chef” s’adresse donc à son apprenti, en ces termes :

“[Pour faire un plat (?) de … ] ou de “petits-oiseaux” (passereaux ou canetons ? A cette époque, les basses-cours du pays ne comptaient pas encore de gallinacés, mais seulement des palmipèdes et des pigeons, ces derniers figurant explicitement en d’autres recettes), tu en supprimeras […], le cou (avec la tête) et les pattes. Puis tu leur ouvriras le ventre, afin d’en retirer gésiers et fressure. Tu fendras et pèleras ces gésiers, [découperas cette fressure], et nettoieras et pareras (?) les oiseaux.

“Tu récureras alors un chaudron (en métal : cuivre ou bronze) pour y disposer le tout. (Le directoire n’en souffle mot, sans doute parce que c’était un tour de main alors courant en cuisine, mais il s’agit vraisemblablement là, au chaudron, d’une manière de précuisson, dans un peu d’eau, ou, comme nous disons, de “suée” à vide. On passe donc aussitôt après à l’opération suivante 🙂

“Quand tu auras ôté le tout du feu, tu apprêteras de l’eau froide que tu verseras dans une marmite (en terre cuite) ; tu apprêteras pareillement du lait, et après l’avoir versé de même en la marmite, tu mettras cette dernière au feu. (Pour la cuisson, on utilisait le “fourneau”, sorte de masse cylindrique creuse en argile, ouverte en bas, face à l’opérateur, pour y entretenir le feu : on pouvait y cuire les aliments, en posant les récipients à l’extrémité supérieure du cylindre ; mais on y cuisait aussi le pain, non levé, par application des galettes aplaties sur la paroi interne fortement préchauffée. Soit dit en passant, ce même fourneau : tinûru en accadien, sous le même nom tannûr en arabe, est toujours en même usage dans le Proche-Orient contemporain.) Tu nettoieras avec soin et essuieras oiseaux, gésiers et fressures (retirés du chaudron) et, après les avoir saupoudrés de sel, les mettras en la marmite.

Tu y mettras, en sus, un morceau de graisse, dûment dénervée. (On se servait de graisse animale, sans doute de mouton ; et peut-être la prenait-on de préférence dans la “queue large” des moutons de cette variété locale, morceau considéré encore aujourd’hui comme une pièce de choix, précisément à cause de son adiposité succulente. Pour l’usage culinaire, on devait en ôter toutes les parties non comestibles.) Tu ajouteras, à ton gré, des “bois (aromatiques)”. (Leur qualité devait être connue, comme celle de nos “bonnes herbes” et de nos “bouquets garnis” ; mais nulle part on ne nous la définit. Il devait s’agir, soit de branchettes, soit de copeaux du ou des “bois” en question), et de la rue hachée.

“A ébullition, tu pileras de l’oignon, mais pas trop, avec du samidu (une plante

condimentaire que nous sommes incapables d’identifier), du poireau et de l’ail, pour l’ajouter à la cuisson, avec une petite quantité d’eau pure.

(Pendant que le plat mijote, le cuisinier est invité à préparer ce qui sera nécessaire à son accompagnement : des petits pains, et à sa présentation : un socle et un couvercle en pâte) :

“Après avoir nettoyé de la farine (obtenue alors par écrasement sur de petites meules de pierre et, plus volontiers, de basalte, « en auge », la farine était, non seulement assez grossière, mais aisément agrémentée d’impuretés et en particulier d’éclats minuscules de la meule ou de l’écrasoir, dont il fallait l’épurer), tu la détremperas dans du lait et, une fois gonflée, tu la pétriras avec du siqqu (c’était une façon de nuocmam, de saumure, obtenue avec du poisson, des crustacés ou des sauterelles, qu’on laissait se décomposer et liquéfier et qu’on additionnait de sel et d’aromates), en y incorporant du samidu, du poireau, de l’ail (pilés ensemble), du lait et de l’huile-de-[la]-marmite” (apparemment, soit un résidu gras de cuisson, soit un peu du gras de la préparation en train), assez pour garder souple (?) (la pâte), qu’il te faudra surveiller avec soin (dans ce but) en la travaillant.

“Cette pâte, tu la diviseras en deux. Une moitié, tu la réserveras dans une marmite. L’autre moitié, tu la modèleras en petits-pains-sepêtu (le sens et la portée de de ce mot nous échappent), que tu cuiras au fourneau.

“Quand tu les en auras retirés, (bien cuits), tu pétriras (encore) ensemble, dans du lait, de la farine pareillement détrempée et gonflée, en y incorporant du [ … : un condiment dont le nom est perdu dans la cassure de la tablette], du poireau, de l’ail et du samidu (pilés).

“Tu choisiras alors un plat qui puisse contenir les oiseaux (de la cuisson), et tu le fonceras de cette pâte ainsi pétrie, en la laissant déborder de quelques centimètres. [Suit une demi-ligne mutilée et incompréhensible] : cette pâte, tu l’y étendras en une mince abaisse.

“Tu choisiras aussi un (autre) plat qui couvre totalement (?) la surface à occuper par les oiseaux de la cuisson (autrement dit : plus large que le plat foncé à l’instant, car il s’agit d’en préparer un couvercle, d’un diamètre forcément supérieur à ce qu’il doit recouvrir) ; et la pâte que tu avais réservée, après l ‘avoir saupoudrée de menthe (hachée), tu l’y étendras également, pour en faire un couvercle …

(Les deux lignes qui suivent sont en partie détruites : on y entrevoit que les deux préparations de pâte ci-dessus: socle, d’une part, et couvercle, de l’autre, chacune en son plat de moulage, doivent être posées sur un intermédiaire dont le nom est perdu, et le tout placé “au haut du fourneau”, pour y cuire).

“Lorsque ce sera cuit et que tu l’auras retiré du feu, tu sortiras (de son plat de cuisson) la pâte (cuite) en couvercle, et tu l’oindras [d’huile ?] ; puis, jusqu’au moment de servir, tu la garderas (?) dans son plat.

(L’appareil ainsi dressé, on en revient à la cuisson elle-même, qui a dû s’achever entre-temps) :

 “Une fois cuits les oiseaux et leur sauce, tu pileras ensemble du poireau, de l’ail et de l’andahshi (une autre alliacée, que les Sumériens appelaient « petit oignon” et que nous n’identifions pas), que tu presseras dans un linge (pour en ajouter le jus à la cuisson).

“Juste au moment de servir, tu prendras le plat de service (apprêté : c’est à dire foncé de son socle de pâte cuite), et tu y disposeras, bien rangés, les oiseaux, par-dessus lesquels tu répandras les morceaux de fressure et de gésiers, ainsi que les petits-pains-sepêtu cuits au fourneau.

Tu arroseras le tout de la sauce, avec, en sus, (un peu) d’huile-de-[Ia] marmite… Tu recouvriras l’ensemble du couvercle (en pâte) que tu avais préparé, et tu enverras le tout à table.”

Il s’agit donc, en somme, d’une façon de tourte, de “pie”, comme disent les Anglais. Le socle et le couvercle (rien ne nous dit qu’ils fussent soudés) étaient d’une pâte non levée, dans laquelle on avait incorporé, pour la rendre plus goûteuse, divers condiments et aromates, à dominante alliacée. Le plat lui-même était fait de “petits-oiseaux” cuits en, sauce – une sauce sans doute assez courte puisqu’on la servait dans la tourtière, ce qui n’eût guère été praticable dans le cas d’un bouillon, abondant et liquide. Ils étaient cuits, accompagnés de leur fressure, et en particulier de leurs gésiers, en deux fois. La première – tour de main vraisemblable des cuisiniers locaux, et qui se retrouve en d’autres recettes – était rapide et opérée dans un récipient de métal. La seconde, la vraie, se faisait, bien plus longuement, en marmite d’argile : et ce choix n’était certainement pas le fait du hasard. Tout le monde sait qu’en Provence les meilleures daubes se cuisaient traditionnellement, et devraient toujours se cuire, en des daubières de terre, et même – qu’on me pardonne cette revendication patriotique – de terre de Vallauris. La sauce était à base d’eau et de lait (sans doute pour l’épaissir mieux) et parfumée aux mêmes aromates, essentiellement les mêmes alliacées additionnées, pour lesquelles ces vieux gourmets paraissent avoir eu une tendresse prononcée, et dont le cumul et l’omniprésence nous épouvantent peut-être un peu. On notera l’addition, dans la tourte et à côté de la viande “artistement disposée”, de petits pains, de pâte également aromatisée, qui complétaient le plat et lui ajoutaient une saveur et un croustillant particuliers …

Il faudrait bien de la mauvaise humeur pour se refuser à applaudir ici un tel raffinement, une pareille recherche gastronomique, au sens plein de ce mot. Et nous avons encore, dans la même tablette, six recettes aussi compliquées et précieuses – par malchance incomplètes et lacunaires -, dont l’une, au moins, est d’un quart plus longue ; trois autres, un peu plus condensées, dans une seconde tablette, hélas ! en piteux état ; et, dans la troisième, assez bien conservée, vingt-cinq recettes, mais en langage “technique” et plus laconique, se bornant à l’essentiel des composantes et des opérations.

Voilà au moins de quoi imaginer, dans les palais de Babylone, de bien agréables bombances et glorieuses prouesses masticatoires…