Le vin et l’amour, par Bernard Pivot de l’Académie du Vin de France

Le vendredi 27 janvier 2012, boulevard Saint-Germain à Paris, dans l’amphithéâtre de la Société Française de Géographie dont je suis membre, une fabuleuse journée sur le thème « Pourquoi aimer le vin ? ». Des intervenants de grande qualité et une belle émotion grâce à Bernard Pivot très en verve.


vin,pivot,amour« La légende veut qu’un légionnaire de César, dont les troupes remontaient la vallée de la Saône, désertât pour les beaux yeux d’une paysanne. On baptisa le village Saint-Amour.

Le saint-amour est l’un des dix crus du Beaujolais. Aucun spécialiste du marketing n’aurait eu l’idée géniale d’associer le vin, la sainteté et l’amour. Le jour de la Saint-Valentin il se boit une quantité phénoménale de ce beaujolpif galant au nom magique. Les Suisses ont un vin de Neuchâtel – chardonnay, pinot noir ou chasselas – qui s’appelle tout simplement valentin. Les amoureux de la Confédération helvétique en consomment beaucoup le 14 février.

Ce jour-là, si l’on a vraiment le cœur en ébullition et par-dessus un portefeuille bien garni, on peut commander un chambolle-musigny d’un climat très prometteur “Les Amoureuses”.

Mais c’est sans conteste le champagne qui accompagne le plus souvent les mots et les actes d’amour. Combien de bouteilles ouvertes, verticales dans des seaux placés non loin du lit où s’agitent des formes horizontales ?

La marquise de Pompadour avait raison d’affirmer que le champagne “est le seul vin qui laisse une femme belle après boire”. En effet, tout un chacun a pu observer qu’une consommation raisonnable de bulles donne à la femme une légèreté, une aimable liberté, quelque chose de vif, parfois d’effronté dans le regard et dans les manières. J’imagine bien un colloque – pourquoi pas le prochain de l’Académie du Vin de France ? – sur le thème : “De la beauté des femmes avant, pendant et après le champagne.”

Beaucoup d’hommes et de femmes sont capables de retracer leur vie amoureuse à travers des chansons ou des films qui en ont ponctué le parcours. Certains en font de même avec le vin, avec des bouteilles qui ont illustré et arrosé des heures et des jours mémorables de liaisons durables ou éphémères.

Le vin est l’ambassadeur fripon d’Éros.

Personnellement j’ai à faire peu d’efforts pour me rappeler quelques vins pour lesquels j’ai une reconnaissance qui déborde largement le plaisir de la dégustation. Un beaujolais-villages, un meursault-charmes, un Dom Pérignon, un château Figeac, le chambolle-musigny, les Amoureuses, un riesling vendanges tardives, Les vendanges tardives ? Toute une symbolique sexuelle !

Si le vin stimule la libido de l’homme et de la femme, les enhardit, leur chauffe la tête et le croupion – Gérard Depardieu déclarait à l’Express, en janvier 2004 : “Il n’y a plus que le vin pour me faire bander” – il peut aussi, bu d’abondance, les conduire plus rapidement au sommeil qu’à l’amour. Oh ! oui, j’en ai lu des récits de nuits de noces où le jeune marié, qui n’avait même pas eu la force de se déshabiller, inaugurait le lit conjugal par d’ignobles ronflements ! Sauf exception, l’homme ivre, même seulement un peu gris, n’est pas un bon amant. Deux verres, ça va ; trois verres, bonne nuit les dégâts ! Comme dans toutes nos activités, la plus grande injustice règne dans la capacité des hommes à jouir, en même temps ou à la suite, de l’alcool et du sexe.  Avec l’âge, les deux diables se révèlent de plus en plus inconciliables. Boire ou baiser. Mais il y a un temps pout tout.

Le vin maintient en état de gourmandise, de sensualité ; le sexe donne faim et soif. Mon conseil : boire peu de vin avant l’amour, mais du bon, du très bon ; honorer Bacchus avec modération ; puis, après, honorer Vénus jusqu’à plus soif…

Mais surtout ne pas imiter Bacchus et Vénus, ou plutôt leurs homologues grecs, Dionysos et Aphrodite, qui, après un repas où ils s’enivrèrent des meilleurs vins de l’île de Chio, s’unirent fougueusement pour donner la vie à Priape, obsédé sexuel aux attributs gigantesques. Ce sont des dieux, tous les excès leur sont permis, et nous, nous ne sommes que de pauvres humains qui devons raison garder jusque dans nos plaisirs, et souffler dans les ballons de la police au retour de soirées de liesse.

Le vin est aussi lié à la séduction. Il y a deux méthodes : la séduction par un grand vin ou la séduction par un petit vin espiègle et fruité.

Dans le premier cas, l’homme manifeste une vigueur, une autorité qu’il espère conquérantes par sa connaissance des châteaux, par sa familiarité avec les grands crus classés. Ceux-ci, pense-t-il, lui ajoutent du tanin, des arômes, du caractère, du corps. Il a pris de la bouteille mais, pas n’importe laquelle, du classé, du premier, du coûteux, du meilleur. La femme à séduire ne peut pas s’y tromper ; elle mettra dans son lit un grand AOC. Elle va coucher par procuration avec Ausone, avec Rothschild, avec le prince de Conti, et même avec le Pape ! Car déguster de très grands vins c’est boire de l’histoire et de la biographie.

Toujours dans le dessein, souvent inconscient, d’afficher leur virilité par le truchement du vin, d’autres hommes adoptent la stratégie inverse : l’appellation modeste où ils ont su dénicher une rareté sublime, connue et appréciée de quelques initiés. C’est un vin encore jeune, naturel, pas filtré, tout sur le fruit et cependant tout en nuances et distinction. Don Juan vient de faire son autoportrait. Si son invitée n’éprouve pas l’envie d’y aller voir, de goûter et de succomber, c’est qu’elle est du grès dont on fait les cruches à eau.

On déconseillera, pour une première fois, les vins riches de soleil, très puissants, comme les côtes-du-rhône, les languedocs et les roussillons, ces vins que notre ami Alain Senderens, membre de l’Académie du Vin de France, appelle “les vins couillus”. Ce serait d’emblée trop promettre.

On se méfiera aussi – je parle pour les hommes – de la femme à séduire encore mystérieuse. Elle peut se révéler experte en vins. Il y a de plus en plus de femmes qui s’y connaissent et qui, grâce souvent à un palais supérieur à celui de l’homme, peuvent même en remontrer par leur connaissance de l’œnologie et leur aptitude à bien déguster. Ah ! la tête du mâle conquérant lorsqu’il s’aperçoit que sa vis-à-vis à table en sait plus que lui sur la carte des vins ! Sa virilité peut en prendre un méchant coup !

Le vin enfin, est souvent lié, hélas ! au temps qui suit la rupture. Selon Fréderic Beigbeder l’amour dure trois ans. Qu’elle dure six mois, six ou dix ans, la passion défunte peut se noyer dans trop d’alcool. Car le manque d’amour ne pousse pas à la tempérance, bien au contraire. Qu’ils ne soient pas ou ne soient plus aimés, certains sombrent dans l’ivrognerie. Ce qui différencie l’amateur de vins, heureux en amour, et l’amateur malheureux, c’est que celui-ci, n’ayant plus à faire partager son plaisir, boit médiocre. Il s’en fout. Pourvu qu’il ait assez d’alcool pour s’étourdir, pour oublier. Il est notoire que le veuf, l’inconsolé, le transi largué, l’amoureux éconduit, victime du verre solitaire, n’encourage ni l’excellence des vins ni leur juste et attentive consommation.

Moralité : un homme apprécie d’autant plus les bons vins qu’il est amoureux ; une femme apprécie d’autant plus les bons vins qu’elle est amoureuse.

L’amour pousse à la recherche de l’excellence et du plaisir dans la modération.

Car aimer les vins c’est aimer l’amour, et aimer l’amour c’est aimer les vins. »