Extrait de la « Joyeuse encyclopédie anecdotique de la Gastronomie », Michel Ferracci-Porri & Maryline Paoli, Editions Normant
« Extravagant pionnier, de la critique littéraire gastronomique. Fils d’un grand bourgeois et d’une aristocrate, rejeté par ses parents à cause d’une terrible infirmité, son éducation est abandonnée aux gens de maisons dans l’hôtel particulier familial situé à l’angle de la rue des Champs Élysées et de la Place Louis XIV (de nos jours place de la Concorde). Devenu adolescent, la famille se débarrasse du rejeton en le plaçant en pension. Dénué d’affection, objet de moqueries et de honte parentale, le jeune Balthazar nourrit un ressentiment grandissant pour ses géniteurs ainsi que pour le milieu privilégié des grands bourgeois.
D’une grande intelligence il n’aura aucun mal à obtenir son diplôme d’avocat et à s’inscrire au barreau.
On lui doit l’« Almanach des Gourmands » qui remporta un immense succès et qui lui valut ad vitam æternam l’inimitié de l’Illustre Carême qui pensait dur comme fer qu’écrire une seule ligne sur l’art de la cuisine était sa chasse gardée. Il faut dire que le fait que Grimaud soit l’ennemi d’enfance de Talleyrand, son diable boiteux de Maître, et que circonstance aggravante il soit le serviteur dévoué de l’archichancelier Cambacéres (celui-ci qui ayant traité Carême à deux reprises «moins bien qu’un sous-palefrenier»), n’était pas de nature à rendre Balthazar sympathique aux yeux du grand cuisinier.
Alors qui était donc ce diable de Grimod, dont l’une des mains n’était rien de plus qu’un effroyable moignon d’où des ongles déformés et crochus apparaissaient de la façon la plus repoussante qui soit ? La seconde main ne valait guère beaucoup mieux, tout au plus rappelait-elle la palme amusante d’un canard. On explique volontiers la complexité de l’homme à l’aune de sa terrible disgrâce.
Grimod disait lui-même de son infortune : « c’est un accident de famille ! ». Quand un malotru compatissant voulait aller plus en avant et le questionnait sans vergogne, il expliquait que cette double infirmité était due à une truie qui s’était approchée trop près de son berceau alors qu’il était encore en couche et qu’on l’avait laissé sans surveillance parentale. L’affreux animal lui aurait alors dévoré les deux mains sans que personne n’entende les hurlements de douleur du nourrisson, explication qui terrorisait et provoquait invariablement un violent haut-le-cœur chez l’importun qui s’imaginait la scène granguignolesque et le calvaire qu’avait dû endurer le petit d’homme. Vrai ou faux ? Possible, mais difficile à certifier tant Balthazar avait l’humeur taquine et l’imagination fantasque au point que nul ne savait distinguer ce qui tenait de la pure galéjade de ce qui était un réel propos. Le fait d’être doublement manchot, ne l’empêchait nullement de plaire aux femmes, car son brillant esprit opérait indiscutablement sur la gent féminine. D’ailleurs nombre de ces belles créatures eurent assurément un plaisir immense à sentir leur peau frissonner sous les caresses envahissantes et impudiques de si habiles moignons, bien qu’il soit évident que ce diable d’homme ne se distinguait pas – loin s’en faut – par un physique d’adonis byzantin. Certains de ces morceaux de bravoure et de bravade mériteraient à eux seuls plusieurs ouvrages. Citons donc les plus connus:
Au lendemain de son inscription au Barreau, alors que ses parents se sont absentés en villégiature, afin d’attirer l’attention il installe devant le grand portail de l’hôtel particulier de la famille La Reynière un géant et un nain déguisés en mousquetaires du roi et placés en caryatides. Quand un passant s’approche l’un des deux mousquetaires demande:
« À qui donc voulez-vous parler ? À monsieur de La Reynière père, le profiteur du peuple ? Ou bien à Monsieur de La Reynière fils le défenseur de la veuve et de l’orphelin ? »
Une autre fois, alors que ses parents sont à nouveau absents de Paris, il lance une invitation en direction de tous les amis et clients de ses parents.
Le service est assuré par toute une plèbe qu’il a récupérée dans les endroits les plus glauques et malfamés de la capitale et qu’il a déguisée en hérauts d’armes loqueteux du Moyen-Âge. Les invités, tous de hautes personnalités amis des de La Reynière, sont tout d’abord surpris d’être reçus par des enfants en bas âge tenant des encensoirs. C’est l’étonnement ! Balthazar devance les questionnements en lançant :
« Ne vous étonnez pas mes parents n’étant pas là, ça vous évitera d’encenser bassement les maîtres de maison ainsi que vous en avez pris l’habitude. » Sur ce on pousse les arrivants dans la grande salle à manger. Ils découvrent alors, installé à table à la place d’honneur, un cochon vivant déguisé avec les habits d’apparat du père de La Reynière.
Au menu rien que de la charcuterie. « C’est un de mes proches parents resté dans l’état qui me fournit toute cette viande ! » affirme souriant Grimod, tout en caressant la tête du porcin. (allusion faite à diverses affaires – parfois aussi douteuses que juteuses – que son propre père avait faites dans le trafic de viandes de cochon). Consternation ! Les invités ne savent pas que penser.
Que faire ? Doivent-ils s’offusquer, rebrousser chemin en vociférant, ou tout bonnement sourire ou s’esclaffer devant l’incongruité de la situation ? Or ils ne sont pas au bout de leur surprise : au-dessus de leur tête le frapadingue nouvellement avocat a fait inscrire quatre commandements aussi loufoques qu’offensants :
– Ne pas poser sur la nappe un couteau ou une cuillère malpropres.
– Ne pas jouer de la trompette en se mouchant à table.
– Ne point essuyer son couteau ou sa fourchette à la nappe.
– Ne pas regarder son mouchoir après s’en être servi.
Et finalement – et faute de mieux – on choisit d’en rire, heureux autant qu’on peut l’être de pouvoir raconter une fois dehors les conditions incroyables de cette incroyable immersion chez les fous. Et tout ce beau monde se met à table avec appétit et dans la joie. On ripaille, on s’enivre, on rit, quand soudain…
Voilà Monsieur et Madame de la Reynière qui arrivent à l’improviste. Ils ont tout d’abord du mal à en croire leurs yeux. Mais la punition ne se fait pas attendre, le père furieux fait jouer aussitôt ses très hautes relations et quarante-huit heures plus tard une lettre de cachet envoie son impossible fiston âgé d’une trentaine d’années en exil forcé, au pain et à l’eau, chez le chanoine de Domeure près de Nancy. Au bout d’un an chez l’homme d’église, fin cuisinier et fin gourmet, il sera envoyé chez sa tante La Comtesse de Bausset. Il améliorera sa connaissance de la bonne chère auprès de cette cuisinière hors pair chez qui disait-il avec délectation : « Ce ne sont que perdrix rouges, veau de roi, melon des Dieux, huîtres larges comme des bénitiers, cailles grosses comme des poulets, lapins nourris d’herbes odoriférantes, fromage de Roquefort qu’on ne devrait manger qu’à genoux (.. . / …) il faut marcher ici d’indigestion en indigestion. » En 1788, soit moins de deux ans plus tard, Monsieur de La Reynière père décède prématurément intestat, laissant donc malgré lui une véritable immense fortune à son immature engeance.
Alors ce que l’on pouvait supputer arriva : dès lors les excentricités de Balthazar ne connurent plus de limites.
Ainsi, désirant connaître le degré de sincérité et la solidité de l’attachement que lui portent ses proches amis qu’il a pris pour habitude d’inviter – sans que beaucoup d’entre eux ne lui rendent jamais la politesse – il fait publier et envoyer à chacun d’entre eux un faire-part les conviant à se rendre à un moment de recueillement face à la dépouille du disparu. Cet hommage collectif sera évidemment suivi d’un dîner de deuil prévu pour 5 heures pétantes durant lequel il sera du plus bel effet d’encenser à qui mieux-mieux l’irremplaçable, le merveilleux et tant regretté défunt. Déception ! Peu se présentent devant l’hôtel particulier, si ce n’est le fidèle Cambacérès qui préside (grâce à Balthazar) la Société dite du « Mercredi » accompagné des dix-sept membres de son Jury Dégustateur dont le Marquis de Cussy, le médecin et gastronome Gastaldy, le brave Baleine, le patron du Rocher de Cancale et toutes les «Sœurs Culinaires». Quand tout ce beau monde pousse les hautes portes de la pièce principale, les gorges sont aussitôt nouées par l’émotion. La salle immense est entièrement tendue de grands voiles et de gigantesques étoffes de satin et de velours noirs brodés d’or aux initiales du cher disparu.
L’émotion est à son comble à la vision sinistre du cercueil clos déposé dans une nef improvisée, et éclairé de candélabres géants à la lueur vacillante.
Alors que l’on se recueille et que l’on ne cesse de faire les louanges de l’ami parti à jamais, voilà-t-y pas que le couvercle du cercueil s’ouvre brusquement dans la terreur et la consternation. Nul n’a rapporté le nombre d’évanouissements ou de crises de nerf. Cela étant, tout finit par un dîner des plus copieux, tant il est vrai que les deuils… ça creuse. L’affaire aurait pu s’arrêter là. Mais c’est bien mal connaître Balthazar Grimod de La Reynière. Quelques jours plus tard l’amphitryon doublement manchot invita les absents, ceux qui ne s’étaient pas même donné le mal de se faire porter pâles lors de ses joyeuses obsèques. Quand les invités arrivent heureux de ne pas être tombés en disgrâce auprès de leur ami ressuscité, ils découvrent la grande salle toujours tendue de draperies noires. Autour de la table, chaque convive a son siège marqué à son nom. L’originalité c’est que les sièges sont tout bonnement des cercueils.
Ses maximes :
« Un véritable gourmet ne se fait jamais attendre ».
« On peut comparer un amphitryon qui ne saurait ni découper, ni servir, au possesseur d’une belle bibliothèque qui ne saurait pas lire ».
« La principale préoccupation d’un maître de maison à table est de surveiller l’état de l’assiette de chacun des convives : elle est l’astre sur lequel il doit avoir les yeux sans cesse. Son premier devoir est de la tenir toujours garnie, ainsi que le verre plein. Il doit avoir horreur du vide ».
Les turpitudes de Grimod de la Reynière cessèrent une bonne fois pour toutes à l’occasion d’un repas de réveillon. Le 25 décembre 1837. À la fin du dîner qu’il avait partagé avec ses plus fidèles amis, il souhaita s’assoupir un instant dans un canapé, entre la poire et le fromage. Il s’endormit… et ne se réveilla pas.
Mort rêvée de tout grand gourmet.
À l’enterrement de Balthazar tous étaient là, y compris les absents du premier deuil, et chacun fixa le couvercle du cercueil, s’attendant à voir brusquement celui-ci s’ouvrir et qu’apparaisse à nouveau frais et pimpant comme à son habitude, leur très cher amphitryon; souriant, généreux et appelant une fois encore à d’interminables agapes… mais cette fois-ci Grimod de La Reynière avait bel et bien loupé sa dernière blague.
« Héritier d’une lignée de richissimes financiers, fils de famille révolté, passionné de belles lettres et de bonne chère, Grimod de La Reynière, ex-avocat, ex-journaliste, ex-épicier, tiendra de 1803 à 1813 entre ses moignons d’infirme le spectre de l’Empire Gourmand ». Ned Rival
« Un cuisinier quand je dîne
Me semble un être divin,
Qui au fond de sa cuisine
Gouverne le genre humain
Qu’ici bas on le contemple,
Comme un ministre du ciel,
Car sa cuisine est un temple
Dont les fourneaux sont l’autel ».
Grimod de la Reynière