par Francis Marmande
Le Monde, 21 septembre 2012
« C’est un dimanche d’été. Nous sommes en 1954. Avec mes parents, nous allons de Bayonne à Saint Sébastien, en Espagne. Une trentaine de kilomètres. Nous assistons à la corrida. Deux phénomènes ce soir-là : un torero téméraire semait l’effroi. Il s’appelait Chicuelo II. Je suis sidéré. C’est peu de dire que je n’en reviens pas. Et puis la pluie. Au quatrième toro, cas rarissime, le déluge interrompt le spectacle. Ce n’est pas un spectacle, c’est une cérémonie, une façon d’être ensemble encore plus agonique, encore plus effusive, d’être ensemble.
Le 26 septembre 1984, un torero que j’aimais, Paquiri, meurt en place de Pozoblanco (Andalousie). Le Monde me demande un papier. Je ne suis que pigiste de jazz. Nommé professeur de littérature à l’université de Séville deux ans plus tard (1986-1987), j’aggrave mon cas. Sans compter avec la musique des gitans. J’ai l’impression de tout redécouvrir, une autre campagne, le campo, une autre tauromachie, plus douce, un sens quotidien de l’arte qui n’est pas l’art, un génie de vivre. On ne torée pas à Séville comme on torée au Nord.
A la demande du Monde, je continue. J’écris toro à dessein. Le taureau de combat, le toro bravo (sauvage), le bos ibericus, n’est ni un taureau du Charolais, ni une blonde d’Aquitaine (ma vache préférée pour ses cils et son élégance). C’est un animal exceptionnel, un des plus beaux de la création. J’habite le coin de Paris le plus cosmopolite et le plus vivant : belle-ville. Je ne changerais pour rien au monde. J’aurai passé mon enfance à la campagne. Une campagne, la vallée d’Aspe, ni motorisée, ni mécanisée, peuplée de rares paysans et pas mal d’animaux. Mes grands-parents, mes cousins, tuaient à main nue des poulets, des poules, des lapins, des pintades, olus le cochon qu’on appelait “lou moussu” (le monsieur). Rituel fantastique. La corrida est la sacralisation de leurs gestes, des gestes de la campagne. Elle offre par la fente du sacrifice, la possibilité inouïe de voir le monde, la comédie qui nous est jouée, la mort en face.
Un lieu de retrouvailles
Les arènes sont un lieu d’exaltation, de socialité, de générosité, de croisement des classes sociales, des âges, un lieu de retrouvailles que je retrouve plus, c’est peu de le dire, au théâtre, à l’opéra, ni même dans les clubs de jazz. Je sais qu’elle répond désormais aux lois du spectacle et de la marchandise.
Je suis attentivement le nouveau regard porté sur les animaux. Je n’ai rien à voir avec les traditions, la réaction, la cruauté. Mais j’ai à faire avec la vie, l’amour, la mort.
On m’a souvent demandé pourquoi j’aimais la corrida ; jamais on ne demande pourquoi j’aime les nuages.
J’aime l’amour, la politique, la gauche radicale, la musique, les fêtes, le journal, les cimetières, les livres, le vin pur, les toros, danser et piloter des planeurs. J’aime Montaigne, Hugo, Bataille, Picasso, Michel Leiris, André Masson, Rebeyrolle et Siné. Je n’ai, encore heureux, jamais toréé de ma vie. Je n’aime pas la corrida. Cela n’a rien à voir avec l’amour. C’est une autre façon de vivre, plus intense, plus crue, et souvent, plus douloureuse. Et puis il me manque les deux toros de Saint-Sébastien en 1954. »
(photo Antoine Brun Hairion, septembre 2012)