Digressions, par Bernard Frank
paru dans le journal Le Monde du 17 décembre 1986
1 • In vino veritas
Au même titre que : “Y a-t-il encore des maîtres à penser dans la salle ? Et si oui, qui sont-ils ? “ ; que : “Mon cher, vous savez aussi bien que moi qu’aujourd’hui les notions de droite et de gauche ne veulent plus dire grand-chose“ ; que “L’engagement, c’est la mort de la vraie littérature“, l’un des plus vieux serpents de mer de la profession, c’est de se demander si l’homme de lettres a deux robes de chambre, l’une qu’il mettrait à la va-vite quand il radote dans les journaux, et l’autre, la belle, qu’il endosserait seulement dans les grandes occasions, quand il officie à l’intérieur de ses propres livres.
A l’évidence, je ne peux pas répondre pour les autres, mais quand il s’agit de moi je n’ai pas deux plumes, et celle que je vous réserve est du même métal que celle que j’emploie pour mon usage. S’il y a différence, c’est que l’article par force tourne court. Dans un livre, un lecteur un peu attentif peut envisager le paysage dans sa totalité avec ses contradictions éventuelles. Souvent, dans mon papier, quand je m’arrête, j’ai l’impression navrante que je venais juste de commencer, de frapper enfin à la bonne porte ! Ce sera pour une autre fois, se dit-on : oui d’entrer dans ce fameux “vif du sujet“ et de ne pas le quitter. C’est là où le lecteur peut intervenir gracieusement en reprenant avec le retard nécessaire ce que vous aviez laissé choir et vous obliger ainsi à préciser votre pensée.
Je m’étais amusé, il y a quelques semaines, à relever une phrase de Philippe Sollers me concernant que j’avais trouvée cavalière et qualifiée de maurassienne. Effectivement à propos de vin, Sollers avait cru bon de distinguer ceux qui comme lui l’aimaient de “l’intérieur“, par le sang, la terre et les origines, et des types comme moi qui ne pouvaient avoir que des rapports extérieurs avec le vin de Bordeaux, puisque c’était de bordeaux qu’il s’agissait (cf. le numéro de décembre de Lire). Mes connaissances, affirmait-il, sont très étendues en la matière, mais m’amalgament d’une façon somme toute flatteuse avec les Rothschild ; du fond de sa dynastie de vinaigriers, notre Sollers-Joyaux (1) laissait entendre que le goût du vin ne s’acquiert ni avec des connaissances ni avec de l’or, qu’il faut avoir humé depuis longtemps l’air du pays !
Par deux fois, Sollers mettait la plaque à côté. Mes connaissances en vin sont modestes et souvent de l’ordre du langage, si elles sont un peu au-dessus de la moyenne nationale, et son goût inné de la grappe me paraît hautement aléatoire. Il y a dans le “retour à Bordeaux“ de Sollers comme une façon de nous rappeler qu’il a commencé en littérature par Une certaine solitude, du côté des coteaux modérés du récit classique et des petits bordeaux supérieurs, et qu’il ne fallait par trop prendre au sérieux sa longue errance sur le langage et la politique. Sa vraie nature, c’était les femmes (Femmes 1983, Gallimard), le jeu (Portrait du joueur, 1985, id.), le vin, et au diable Tel Quel !
Mais mon propos, ce matin, n’est pas Sollers, nous faisons partie depuis trop longtemps du même paysage pour nous étonner vraiment de ce que nous écrivons l’un sur l’autre ; non, ce qui m’a réveillé, ce sont les réactions d’une lectrice qui n’a pas apprécié la dernière phrase de la chronique en question : “Au fait, par ma mère, je suis de Bordeaux.“ Ma correspondante s‘exclame : “Quelle belle chute, dans tous les sens du mot ! Le Bernard Franck que j’apprécie ne devrait pas s’abaisser jusqu’à monter ses origines à l’usage d’un cuistre. Pour moi, il me suffit que déjà en 1940 les nôtres aient dû produire les actes de naissance de leurs ancêtres. J’ai donc décidé que je ne déballerais plus mes papiers de famille devant des étrangers, et tant pis pour eux, car j’ai un bel “arbre“ qui remonte aux années 1600 en Lorraine“, etc.
Je ne ferai pas rougir ma pudique lectrice en exposant son nom à la devanture de la vitrine du Monde, nous sommes dans une ruelle un peu trop passante, mais je la remercie de m’avoir contraint par son agressivité sympathique à bavarder sur des points de détail à propos de cette question juive tellement traversée et retraversée qu’elle avait fini par décourager bonnes et mauvaises volontés : c’est qu’il y avait plus urgent qu’elle ! De par ce monde, on avait d’autres chats à fouetter, et que ce fût l’antisémite, le philosémite ou l’intéressé lui-même, on s’était mis d’accord sur un point : Le juif français était un coq en pâte presque trop nourri qui ne méritait plus qu’une attention distraite : une de ces maladies jadis mortelles mais contre lesquelles on était vacciné depuis longtemps et que l’on n’étudiait plus que pour mémoire et par curiosité dans les facultés de médecine du monde occidental, comme s’il s’agissait de la variole ou de la peste !
2 • Curieux masochisme
Le drôle, c’est que ma correspondante soit tombée si juste. La phrase qui l’a agacée a été ajoutée à la main au dernier moment. Après que mon texte eut été dactylographié au Monde et que je l’eus plus ou moins corrigé ! Et cette phrase en apparence innocente, de bonne guerre, j’ai manqué la barrer comme si elle me semblait une faiblesse, une vantardise. Elle était pourtant bien à sa place ! Au moment où Sollers s’abritait lourdement derrière ses origines et ses Joyaux, rappeler d’une façon distraite que du côté maternel ma famille était de Bordeaux me semblait, avec le nom rude que je porte et qui fait plus songer à nos provinces de l’Est, au Rhin qu’à la Garonne, un trait amusant.
Mais c’est notre gêne mutuelle, je l’ai dit, qui m’intéresse aujourd’hui, Pourquoi devrais-je cacher mes origines et vous les vôtres ? Nous sommes français, Madame, il faut non s’en targuer à tout bout de champ, mais en prendre son parti ! Si nous n’étions pas français, qui le serait ? Nous ne pouvons pas laisser des millions de malheureux qui n’ont pas sous la main autant de générations de Français que nous dans les bas-fonds de l’attente, sous prétexte de délicatesse d’âme et qu’en 1940 par exemple et à d’autres moments un peu flottants de notre histoire on ne s’est pas conduit envers nous avec les égards dus à notre rang !
A force de bouder ce pays en lui rappelant sans cesse qu’il ne s’est pas comporté toujours en gentleman, on finira par l’abandonner à ceux qui se considèrent d’autant plus français qu’ils sont moins nombreux à l’être, pour qui l’exclusion est la pierre de touche du patriotisme et qui voudraient nous mijoter une France qui pue la vieille chaussette. Je crains et je crois, Madame, et dans votre lettre je l’ai lu à ma façon, que, comme de trop nombreuses personnes, comme moi, par un curieux masochisme, vous en êtes arrivée à penser que les partisans du Front national, ou des gens comme ça qui voudraient leur ressembler sans être compromis par l’appellation, n’étaient peut-être pas la crème de la nation, mais sans le dire, sans vous l’avouer, vous leur avez accordé, en désespoir de cause, un droit de cuissage sur le patriotisme. Qu’ils fussent des imbéciles ou des égarés, c’était une affaire entendue, mais pour ce qui est d’être français, nous n’arrivons pas à leur hauteur !
C’est par ce genre de raisonnements aberrants – plus on est mesquin, plus on a de la terre de France à la semelle de ses souliers ! – que l’on en est arrivé à admettre que l’expulsion c’était la santé, qu’il fallait nous doter d’un code restrictif de la nationalité. Il y a dans ces politiques frileuses et répressives un doute sur la France. C’est parce qu’ils ne savent plus ce que c’est, la France, dont ils ont toujours le nom en bouche comme un vieux mégot qui pend, que nos hommes politiques, à des degrés divers, se soucient tant des immigrés. Expulser, menacer, c’est plus facile qu’inventer. Et nous sommes complices parce que par pudeur, lâcheté ou indifférence, nous croyons vraiment que la France, c’est les autres. Qu’il faut des garagistes pour s’en occuper, des types qui ne craignent pas le cambouis, que MM. Pasqua, Pandraud, Chalandon, Monory – mais oui, mélangeons-les, ne faisons pas de détail – sont un mal nécessaire pour les gros travaux, qu’ils ont la manière !